La marchande de beignets

La marchande de beignets

Savoir qu’on sait.

Elle sait qu’elle vend du plaisir. Elle sait qu’elle vend aussi du gras. Elle sait qu’elle vend le plaisir du gras. Elle sait qu’elle est attendue chaque matin à sept heures tapantes. Elle sait qu’il y a un avant et un après la connaître. Elle sait tout ça. Elle sait que mes matins ne seront plus jamais les mêmes. Elle sait qu’elle est irrésistible sur son carrosse à friture. Elle sait qu’il n’y a pas pareil à son appareil et sa petite pointe de sel. Elle sait que dès que j’aurai pris le tournant de ma ruelle sur l’avenue qui longe le canal, je ferai des pointes comme un petit rat pour voir si je l’aperçois au loin entre le marché aux fruits trop sains et le marchand de saucisses trop industrielles. Elle sait. Elle sait que je pense à elle les soirs avant de me coucher. Elle sait que j’essaye de ne pas penser à elle au réveil, que je culpabilise, que j’y vais quand même. Elle sait lorsqu’elle me dit: « You wan’ bananaA? » avec son sourire d’ange maléfique, que j’ai dix ans et que je ne veux plus jamais grandir. Elle sait qu’avec elle, tout autre petit-déjeuner a le goût de patates cuites à l’eau. Elle le sait. Elle sait que lorsque je l’observe choisir pour moi les cinq plus belles bananes, c’est moi la banane. Elle sait que le croustillant et le moelleux dansent la polka dans une région de mon cerveau que même ma dopamine ne connaît pas. Elle sait que c’est meilleur quand c’est chaud. Elle sait que c’est insoutenable d’attendre que ça refroidisse. Elle sait que je ferai des hhâââ et des hhôô et que je me brûlerai le pouce, l’index et la langue. Elle sait ça. Elle sait que je mangerai vite pour que le papier au fond du sac n’ait pas le temps d’absorber l’huile. Elle sait qu’il finira quand même plus transparent qu’une pergamine et que je m’en débarrasserai sans être vu pour effacer les preuves. Elle sait. Elle sait que pour dix bahts les cinq bananes, on ne peut que sombrer dans l’addiction. Elle sait que la banane sert d’alibi, monsieur le juge. Elle sait que je suis condamné. Elle sait que le matin où je me suis retrouvé devant son étal vide de sa présence, l’idée de voler le panier entier de beignets m’a traversé l’esprit. Elle sait que l’overdose me guette. Elle sait que le sevrage sera d’autant plus rude lorsque je serai rentré sur nos trottoirs exempts de sorcières comme elle et que j’errerai hagard comme un junkie ânonnant « I wan’ banana. I wan’ banana… ». Elle sait tout ça. Elle le sait, mais elle le fait quand même. C’est pour cela qu’on l’aime. Et elle sait que je sais qu’elle sait. Alors à demain. Quand même.